L’«ANTIWOKISME», DERNIER ÉPOUVANTAIL DE LA GAUCHE INTELLECTUELLE (Le Figaro)

Article du Figaro Vox paru le 5 mai 2023

Woke» et wokisme | Le Devoir

 

Mis en cause par 200 universitaires dans une tribune du Monde intitulée   » L’antiwokisme est infiniment plus menaçant que ledit wokisme «  auquel il prétend s’attaquer, les universitaires, Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador*, répondent, dénonçant la cécité d’une partie de l’intelligentsia française. Mardi dernier est parue une tribune signée de 200 universitaires, intitulée : « L’antiwokisme est infiniment plus menaçant que ledit wokisme auquel il prétend s’attaquer. » Le péché impardonnable imputé aux « antiwoke » est d’avoir organisé, puis publié un colloque, « Après la déconstruction » (dont les actes ont été publiés chez Odile Jacob), qui critique les dérives des courants inspirés des cultural studies, et d’avoir fait la publicité du livre dans une vidéo.

TOUJOURS LA MÊME RENGAINE !

À défaut d’argumenter, les auteurs se contentent de crier au retour des Chemises brunes ou noires et à la haine de l’étranger, épouvantail décati auquel ils sont les seuls à croire – ou à feindre de croire. Seule la quantité de signataires pouvait suppléer à l’indigence du réquisitoire. Quand la raison disparaît, la force est le seul recours et la grégarité tient lieu de vertu. Que tant d’intellectuels puissent signer un texte aussi caricatural a de quoi inquiéter et confirmer le diagnostic de « crétinarcat » posé dans la vidéo incriminée. Tout comme le terme de patriarcat, ce néologisme ne vise pas des personnes – même si certaines s’y sont apparemment reconnues -, mais un principe systémique : celui de l’émancipation érigée en absolu, qui perçoit la raison comme un carcan et lui substitue la logique obsessionnelle de la domination. Souvent, l’explication développée se réduit à un mot, tel celui d’« hétéropatriarcat », aux connotations savantes, véritable mantra épistémologique, qui aurait, comme le poumon de Molière, la vertu magique d’expliquer la plupart des maux de la société et qui fournit autant de problématiques toutes faites à des étudiants dont on exploite l’aspiration légitime à un monde plus juste.

« DES CANCELLATIONS  », MAIS PAS POUR TOUT LE MONDE…

Pour ces esprits formatés à s’émanciper, il serait urgent de dénoncer le « tournant réactionnaire » et la menace de nouvelles « dictatures » portées par l’«antiwokisme». Feignant de s’effrayer devant le risque d’une « cancel culture » d’extrême droite, les auteurs ne citent que des exemples américains, et pour cause, car ils seraient bien en peine d’en trouver un seul en France. Étrangement, ils n’évoquent aucune des nombreuses « cancellations » pour non-conformité à la doxa bien-pensante : qui annule les conférences de Caroline Eliacheff et de Céline Masson ? Qui empêche de parler Nathalie Heinich ou Sylviane Agacinski ? Qui, à Sciences Po, déprogramme les cours sur Darwin ? Qui, à Paris I, supprime un séminaire de philosophie parce qu’il s’intitule « L’énigme transsexuelle » ? La justification implicite de ces rodomontades est la certitude de leurs auteurs ou sympathisants d’incarner le Progrès, d’obéir au sens de l’Histoire. Le XXe siècle et son cortège d’atrocités auraient dû avoir raison de cette croyance naïve, mais le mythe progressiste demeure : sans cesse réactivé – donc littéralement réactionnaire -, mais jamais interrogé, il se réduit désormais à la création de droits, en l’occurrence celui de transgresser la raison.

LA JUSTIFICATION DE LA CANCEL CULTURE

Sur France Culture, une professeur de littérature favorable à la « cancel culture » peut ainsi affirmer doctement : « Changer les mots, ce n’est pas réécrire. » Il n’y a pas plus de droit à la déraison qu’il n’y a de droit à la raison, car celle-ci est une exigence, une ascèse, même : seuls les moyens de l’exercer ou de la faire advenir peuvent faire l’objet d’un droit, tel celui à la « libre communication des pensées et des opinions », défini par l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. À ce titre, il convient de veiller à ce que l’opposition au wokisme n’emploie que les armes de la raison et ne devienne, par mimétisme, un populisme manichéen. « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste suivra », écrivait Orwell dans 1984. De fait, le héros du roman est torturé jusqu’à ce qu’il accepte d’écrire que deux et deux font cinq. Comme le dit encore Orwell, « au bout du compte, le Parti annoncera que deux et deux font cinq et il faudra bien l’accepter. Ce que sa philosophie nie tacitement, ce n’est pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure ».

LA SCIENCE NE CONNAÎT NI RACE, NI GENRE, NI RELIGION

Cette prophétie prend une pertinence singulière à l’heure où certains affirment que « 2 + 2 = 4 pue le suprémacisme du patriarcat blanc » (Laurie Rubel, Brooklyn College) et qu’« il n’y a pas d’objectivité du savoir scientifique » (Rachele Borghi, Sorbonne Université). La vraie menace Le 30 avril dernier, vingt-neuf éminents scientifiques du monde entier ont publié un article intitulé « In Defense of Merit in Science ». Ils s’alarment du risque que les idéologies identitaires font peser sur les progrès de la science quand elles affirment que la science serait raciste, patriarcale et coloniale, rejetant l’idée d’une vérité objective au profit de récits alternatifs, relatifs à chaque culture. Or «la science ne connaît ni race, ni genre, ni religion. (…) Il n’y a pas de chimie queer, de physique juive, de mathématiques blanches, ni d’astronomie féministe ». Après les précédents de la science prolétarienne et de la science aryenne, quelle amnésie nous a donc frappés pour qu’il soit besoin de le rappeler ? Défendre la démocratie, ce n’est pas agiter des terreurs d’arrière-garde, mais sauver le débat d’idées face aux procédés violents de censeurs ineptes et grégaires. Faire le procès de la rationalité comme une valeur colonialiste, injurier et « canceller » les infréquentables, promouvoir la vision immature d’un monde en noir et blanc, où le mal serait toujours dans l’autre et dans la société, jamais en soi, de sorte qu’il faudrait l’éradiquer par tous les moyens, y compris les plus déloyaux : n’est-ce pas la vraie menace qui pèse sur la démocratie, et sur notre humanité même ? *L’Observatoire des idéologies identitaires et du décolonialisme signe également cette tribune.

Pierre-Henri Tavoillot, Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador. Fabien Clairefond

09 mai 2023