L’AFFAIRE SKRIPAL (vers un nouveau « Sarajevo » ?)
(Général Delawarde − 2S)

Cette analyse a été divulguée avant la réélection du Président Poutine
(ce qui ne change rien, bien au contraire…)


Général (2S) Delawarde

En matière criminelle, tout enquêteur sérieux explore toutes les pistes possibles et ne se limite pas à une seule. La recherche du mobile du crime , surtout lorsque celui ci est prémédité, conduit bien souvent à la découverte de l’assassin ou de son commanditaire.

L’affaire SKRIPAL, dont les répercussions politiques internationales sont très importantes, semble poser aux enquêteurs, aux politiques, aux médias et aux opinions publiques un certain nombre de questions auxquelles les réponses apportées jusqu’à présent ne sont pas totalement satisfaisantes.

  1. Quels sont les faits et les premiers résultats divulgués par les enquêteurs et interprétés par les politiques et les médias à l’attention du grand public?
  2. La Russie est-elle coupable ?
  3. Si elle ne l’était pas, qui donc pourrait donc avoir un mobile puissant et les moyens de réaliser une telle action, probablement préméditée.

La réponse à ces trois questions en appelle évidemment d’autres sur l’analyse des réactions internationales et sur leurs conséquences possibles.

Les faits et les réactions politiques et médiatiques

Le 4 mars 2018 Sergueï Skripal, 66 ans, un ancien colonel des services de renseignement militaires russes, ainsi que sa fille, ont été retrouvés inconscients aux abords d’un centre commercial de Salisbury, au Royaume-Uni. Recruté comme agent double par les services britanniques en 1995 et condamné en Russie à 13 ans de prison pour trahison en 2004, M. Skripal a obtenu l’asile au Royaume-Uni en 2010 après un échange d’agents de renseignement entre la Russie et les États-Unis. Selon les enquêteurs britanniques, il s’agirait d’un empoisonnement au gaz Novitchok. L’utilisation du nom précis de ce produit mystérieux et supposé mortel semble pour le moins maladroit.

L’existence d’un tel produit a été rendu publique par le témoignage dans les années

1990 d’un seul dissident russe, Vil Mirzayanov (83 ans aujourd’hui), chimiste militaire. Ce dissident a publié aux USA un livre « State Secrets » en 2007 dans lequel il aurait donné quelques formules chimiques à l’appui de ses révélations. Si ce fait est avéré le Novitchok serait donc sorti, dès 2007 de l’exclusivité russe et aurait pu être fabriqué par n’importe qui. Les révélations de Mirzayanov n’ont jamais été confirmées par aucune source indépendante, ni par aucun autre dissident.

Mieux, l’Organisation onusienne pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC) conclut dans un rapport de 2013 d’un comité scientifique comprenant des représentants US, UK, France, Russie et Allemagne qu’« elle n’a pas d’information suffisante pour se prononcer sur l’existence et les propriétés du Novitchok ».

En 2016, le docteur Robin Black, chef du seul laboratoire de détection britannique d’arme chimique de Porton écrit dans une publication scientifique (Royal Society of Chemistry) : « les indices de l’existence éventuelle d’un tel produit sont quasi-inexistants et sa composition reste inconnue » (Robin Black (2016) Development, Historical Use and Properties of Chemical Warfare Agents)

Les enquêteurs britanniques ont donc réalisé l’exploit d’identifier un produit dont la composition est inconnue de leur propre laboratoire d’analyse spécialisée dans le domaine !

Avec le soutien instantané et quasi unanime des médias, les politiques britanniques n’ont pas tardé à désigner la Russie comme responsable de cette « attaque contre le Royaume-Uni » et ont expulsé 23 diplomates russes. Ils ont toutefois rechigné à fournir un échantillon du produit identifié à l’OIAC (Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques), organisme onusien reconnu indépendant, et refusé bien sûr, de le fournir à la Russie, qui proposait son aide aux enquêteurs britanniques. Pourquoi donc ces cachotteries ?

En première impression, cette affaire ne paraît pas bien nette.

Sergei Skripal

L’hystérie politico-médiatique immédiate fait étrangement penser à l’«orchestration» de l’affaire des armes de destruction massive de Saddam Hussein de 2003, mais pas que… Une hystérie semblable avait régné pendant 6 semaines lors de l’affaire de Timisoara (Roumanie) en 1989, lors de l’affaire des couveuses dont les méchants soldats de Ceaușescu arrachaient les nourrissons en 1990, lors de l’affaire des gaz de la Goutha en 2013. Toutes ces affaires ont été reconnues, a posteriori, comme des mensonges destinés à fournir des prétextes (faux évidemment) pour s’ingérer militairement dans les affaires d’un état et en faire tomber le gouvernement.

La Russie est-elle coupable ?

Le président Poutine est tout sauf un imbécile. C’est du moins ce qu’en disent tous ceux, politiques ou journalistes occidentaux, qui l’ont rencontré.

Ce président est aujourd’hui fortement occupé par une série de défis ou de crises à résoudre de portée mondiale : la crise ukrainienne, la crise syrienne, la crise nord-coréenne, la crise de l’accord nucléaire iranien, l’élection présidentielle russe à laquelle Poutine s’est porté candidat, la coupe du monde de football organisée par son pays en juin prochain, etc., etc.

  • Est-il seulement envisageable que cet homme très occupé décide, à 16 jours de l’élection présidentielle russe et alors qu’il est déjà sous très forte pression occidentale sur l’affaire de la Goutha (Syrie), d’éliminer un ex-espion qu’il a lui-même libéré en 2010 et qui ne représente plus aucune menace pour la Russie depuis bien longtemps ? Surtout en connaissant à l’avance l’hystérie politico-médiatique occidentale qui s’exercerait à l’encontre de son pays… Et pourquoi choisir ce moment ?

Ma réponse est NON : cette hypothèse n’a pas une once de crédibilité et décrédibilise même complètement ceux qui la privilégient et qui nous prennent pour des imbéciles. (Politiques et médias)

  • Est-il envisageable qu’un service officiel russe ait échappé au contrôle de Poutine pour régler le compte de cet ex-agent sans en référer à Poutine, à ce moment précis, juste avant la présidentielle russe et de manière aussi voyante ?

Ma réponse est NON : le chef de service aurait été suicidaire compte tenu des conséquences politico-médiatiques prévisibles…

  • Est-il seulement envisageable que de « méchants hommes-de-main russes du FSB » aient laissé leur proie agoniser sur un banc, près d’un centre commercial en pleine ville de Salisbury au vu et au su des passants ?

Ma réponse est une nouvelle fois NON : s’ils avaient voulu éliminer Skripal, les services spéciaux russes l’auraient fait proprement, au moment opportun et l’on n’aurait jamais retrouvé le corps. Alors que Skripal était libéré depuis 8 ans, ils n’auraient pas choisi de le faire à 16 jours de l’élection présidentielle russe de 2018.

La piste russe ne tient pas la route

Pas de mobile, mauvais choix de date, très mauvaise exécution du « travail », sous-estimation trop flagrante de l’intelligence de Poutine.

En revanche, il n’est pas exclu que ce meurtre ait été commandité auprès d’une mafia quelconque comme il en existe beaucoup dans tous les pays européens. L’habileté suprême du commanditaire aurait alors été de choisir une mafia ukrainienne ou russe évidemment… (qui sévissent dans tous les pays occidentaux).

Et si la piste russe officielle est éliminée…

… et compte tenu de l’hystérie russophobe politico-médiatique qui a suivi, il faut en conclure que nous avons fait l’objet d’une tentative de manipulation visant à susciter une réaction de l’opinion publique russophobe, visant aussi à accroître le niveau de tension entre l’union européenne et la Russie et visant, peut-être même enfin, à préparer l’opinion à des sanctions plus sérieuses pouvant progressivement dégénérer vers un affrontement armé.

Quel commanditaire étatique pourrait, aujourd’hui, avoir des raisons d’en vouloir à la Russie et la capacité d’agir tant sur le terrain, que sur les sphères politiques et médiatiques britanniques pour obtenir les résultats que nous observons aujourd’hui ?

Trois états au monde pourraient remplir ces conditions.

♦ ISRAËL

Sur le théâtre syrien, la solide alliance qui lie actuellement la Russie à la Syrie de Bachar el-Assad, à l’Iran et au Hezbollah est de plus en plus mal perçue en Israël. Il suffit de lire la presse israélienne pour s’en convaincre. C’est en raison de cette alliance dont la Russie est le maillon fort que le plan israélo-américain de démembrement de la Syrie, prélude au remodelage du Moyen-Orient n’a pas encore pu aboutir après 7 ans de guerre.

Les multiples visites de Netanyahu à Poutine pour le convaincre de lâcher l’Iran et la Syrie n’ont jamais réussi à faire fléchir ce dernier. Il conviendrait donc d’agir et d’accroître la pression sur lui pour le contraindre à lâcher du lest.

Israël dispose, par le biais d’une diaspora riche et puissante et de nombreux sayanim [1], d’une influence considérable et d’une capacité d’action dans le monde entier mais plus particulièrement aux États-Unis, au Royaume Uni et en France, pays dans lesquels ils contrôlent les médias les plus influents, la politique étrangère et même, à un certain degré, les chefs d’état. Israël a facilité l’élection de certains chefs d’état par le biais de financement de campagnes électorales par la diaspora et/ou par l’appui des médias que celle-ci contrôle. Son service de renseignement, le MOSSAD, ne recule devant rien d’autant qu’il se sait aujourd’hui soutenu dans le pays où il opère, tant au niveau politique que médiatique.

Si l’on considère l’ampleur du contentieux qui oppose aujourd’hui la Russie à Israël, pays tourné vers l’action et disposant d’une grande capacité d’exécuter ou de commanditer tout type d’opération secrète sur tout territoire, on ne peut pas exclure une piste israélienne.

♦ USA

Les ÉTATS-UNIS ont, eux aussi, d’excellentes raisons d’en vouloir à la Russie et les capacités d’agir.

Il est clair que la Russie de Poutine porte de plus en plus ombrage à la domination US sans partage du monde, souhaitée par les néoconservateurs qui ont manifestement repris la main sur la politique étrangère US. Sur la plupart des points chauds du globe, la diplomatie russe très active et brillante de Lavrov met en difficulté, voire l’emporte sur la diplomatie US d’autant qu’elle est soutenue par des forces armées de plus en plus actives et efficaces. La réussite des blocs BRICS/OCS sous la houlette de la Chine et de la Russie devient si inquiétante que ces deux pays ont été placés en tête de liste des menaces dans la dernière « Stratégie de Défense US 2018 ».

Par ailleurs, l’alliance entre la Russie et l’Iran et les bonnes relations entre la Russie et la Turquie font perdre progressivement aux USA le contrôle du Moyen Orient, ce qui met en péril la défense du 51ème état de l’Union : Israël. Il n’est plus un secret pour personne que la politique étrangère US et la CIA sont aujourd’hui sous contrôle quasi exclusif de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) ou de ses affidés.

Les États-Unis veulent aussi, et peut être surtout, éviter, voire interdire tout rapprochement entre son principal vassal, l’UE, et la Russie. Ils veulent, en particulier, interdire, avant qu’il ne soit trop tard, la réalisation du gazoduc North Stream 2 qui faciliterait l’acheminement d’un gaz russe moins cher pour l’UE mais qui nuirait à leurs propres intérêts gaziers.

Bref, mettre un maximum de pression sur une Russie trop forte et, selon les néoconservateurs US, menaçante, est dans l’intérêt immédiat des États-Unis. Créer une crise majeure entre l’UE et la Russie est aussi d’un intérêt majeur pour les USA. Un « montage » antirusse avec la complicité active du Royaume-Uni (politiques et médias) est un jeu d’enfant d’autant que ces deux larrons ont quelques précédents à leur actif (voir les armes de destruction massives en Irak). S’ils étaient malins, ils auraient pu rajouter au scénario de l’enquête criminelle, quelques enregistrements de conversations téléphoniques, en langue russe, entre les assassins présumés. Leurs accusations antirusses en auraient été renforcées.

Les États-Unis peuvent donc incontestablement être mis sur la liste des suspects.

♦ ROYAUME-UNI

La « perfide Albion », surnom fort bien porté par le Royaume-Uni, compte tenu du nombre de coups tordus qu’elle a pu monter dans l’histoire, ne manque pas, elle aussi, de mobiles pour avoir conçu et exécuté un tel montage sur son territoire.

Les services de Theresa May pourraient avoir agi comme poisson-pilote des USA ou plus directement d’Israël. L’ambassade de l’état hébreu à Londres a, en effet, des connections et une influence extrêmement fortes sur la politique et les médias britanniques. Il faut rappeler que le Royaume-Uni dispose de la 3ème communauté la plus importante de la diaspora juive après les USA et la France. Allié fidèle des États-Unis, le Royaume-Uni n’a jamais su leur refuser un service.

Par ailleurs, Theresa May plutôt mal élue, sait fort bien qu’instiller la peur de la Russie est traditionnellement favorable aux conservateurs. Elle a aujourd’hui grand besoin d’un rassemblement de son opinion publique face à « un ennemi commun » fût-il imaginaire. Cette affaire Skripal vient à point nommé pour renforcer la cohésion nationale.

La piste « Royaume-Uni » agissant pour son compte où pour le compte d’un état tiers n’est donc pas totalement à exclure.

Quelles conséquences faut-il attendre de cette farce politico-médiatique ?

Pour la Russie, il est probable que le score de Poutine à l’élection présidentielle soit meilleur qu’il ne l’aurait été sans cette affaire. Quand un pays se sent menacé, les électeurs se rassemblent autour d’un homme fort et expérimenté, et Poutine est incontestablement cet homme pour les russes.

Bien sûr, de nouvelles sanctions seront peut-être prononcées, creusant un peu plus le fossé qui nous sépare de la Russie, à la grande satisfaction des USA. La russophobie chronique d’une partie de notre élite politique néo-conservatrice va pouvoir, avec l’aide des médias « mainstream », se répandre un peu plus dans la partie non négligeable de l’opinion publique qui ne cherche pas à approfondir et que l’on gave, à longueur de journée, avec des reportages et informations bidons.

La Russie, déjà sous sanction, s’organisera toujours un peu plus, à l’écart de l’Union Européenne avec les pays, toujours plus nombreux, qui lui font confiance.

L’Union Européenne se tirera, une fois de plus, une balle dans le pied, en perdant tout ou partie de ses positions dans un pays aux grandes potentialités, à la plus grande satisfaction de nos amis américains qui continueront, sans vergogne, à nous imposer l’extra-territorialité de leur législation.

En conclusion, je me garderai bien de désigner le coupable que nul ne connaîtra jamais.

Je me contente très simplement de constater que la piste d’une Russie commanditaire d’une tentative de meurtre aussi mal exécutée et à un moment aussi mal choisi n’est pas crédible et qu’une bonne partie de l’opinion publique européenne le sait déjà.

Si le ridicule tuait, nous aurions perdu Madame May, Monsieur Boris Johnson et surtout Monsieur Williamson, le ministre UK de la défense qui, lui, malgré ou à cause de sa jeunesse, a toutes les qualités d’un « fou-furieux ». Il reste à espérer que les autorités françaises ne les suivront pas trop longtemps et avec trop d’entrain sur la voie des « fake accusations ».

Je constate aussi que de bonnes raisons existent, pour certains états, d’avoir réalisé un tel montage, d’autant qu’ils n’en seraient pas à leur coup d’essai (USA, Royaume-Uni).

Quelques commentateurs de ce texte crieront bien sûr à la « théorie du complot », mais ayant vécu, de l’intérieur du « système », des mensonges d’état relayés par des médias bien subventionnés, je reste tout à fait serein face à ce genre d’attaques dont je connais parfaitement les auteurs.

À chacun, bien sûr, de faire son opinion sur l’affaire Skripal.

La mienne est faite.

 

Général (2S) Dominique Delawarde
(18/03/2018)
ancien Chef Situation-Renseignement-Guerre électronique
État-major interarmées de planification opérationnelle

 

[1] Les sayanim (hébreu : סייענים, singulier : sayan, de l’hébreu aide, assistant) sont (voir la publication de l’ouvrage d’un ancien agent des services secrets israéliens, Victor Ostrovsky), des agents passifs appelés plus communément « agents dormants », établis en dehors d’Israël, prêts à aider les agents du MOSSAD en leur fournissant une aide logistique.


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Salisbury sera t-il le nouveau Sarajevo?