LA LISTE DE JOFFRIN
(Bruno Lafourcade)

(L’article original est paru le 30 mars sur le site de Bruno Lafourcade)

C’est un monde où les mots n’ont pas de sens, où la réalité n’existe pas, où les journaux n’ont pas de lecteurs. Ce monde, Laurent Joffrin le connaît bien : il y travaille ; ces zombies, il les connaît mieux encore : il en est un. Tous les matins, il se lève en se disant qu’il est en train de crever : sa prose morte n’intéresse personne, même gratuitement sur tablette numérique. Joffrin crève ; alors, de temps en temps, c’est naturel, il refuse son sort : il se débat, cherche de l’air, c’est-à-dire des coupables, sans voir que le seul coupable, c’est lui, ses mots menteurs et sa réalité voilée.

Sa dernière tentative pour ne pas mourir s’appelle « Réacs en culotte courte », et c’est publié par son fanzine subventionné [1]. Il commence par la lassante liste de ses chers coupables : depuis vingt-cinq ans qu’il la dresse, cette liste (« Les néo-réacs », « La vague populiste », « La montée des extrémismes », etc.), il n’a jamais pu trouver plus de cinq ou six journalistes et de deux ou trois écrivains : Finkielkraut, Zemmour, Lévy, Camus, et une pincée d’autres. Ça le désespère, Joffrin, parce qu’il adore faire des listes, il adore amalgamer, il adore dénoncer ; et il aimerait bien se renouveler. Mais non : des noms, il n’en a pas d’autres. Dans ces conditions, c’est dur de faire croire à un complot des forces de la Réaction ; et pourtant, il y en a forcément un, de complot, puisqu’on ne le lit pas.

Alors, il s’est creusé la tête, et n’y a rien trouvé. En revanche, il est tombé sur le livre d’une consœur, Pascale Tournier, qui a inventé, aux coupables habituels, une « progéniture nombreuse et remuante ». Des « conservateurs “nouvelle génération” » ? Joffrin n’y avait pas pensé ! Les vieux réacs se sont reproduits ! « Jeunes et branchés, [ils sont] omniprésents dans les médias ». Comme on se doute qu’il ne parle pas de Yassine Belattar, de Rokhaya Diallo ni de Yann Barthès, que l’on ne voit jamais « dans les médias », on attend la liste – qui ne vient pas : Joffrin n’a aucun nom à livrer. Pourtant, ces gens existent, il en est sûr, il sait qu’ils ont « appris par cœur La Défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut, médité les œuvres de Houellebecq, annoté fébrilement les chroniques de Philippe Muray », plutôt que de le lire, lui, Joffrin : on mesure le crime.

Ces jeunes réactionnaires sont obsédés par « la décadence des nations modernes, la fin supposée de la transmission, les menaces qui pèseraient sur l’identité du vieux pays, le spectre d’un islam conquérant, la crise d’une foi chrétienne qu’il faut restaurer, l’affaiblissement proclamé des traditions et de l’autorité, les apories de la société marchande, la solitude de l’individu lancé dans la revendication incessante de nouveaux droits au milieu d’un hédonisme consommateur, la perte du sens du devoir et des valeurs éternelles que sont la famille, la patrie, la hiérarchie des genres, la spiritualité chrétienne et le respect des ancêtres ». C’est à s’y méprendre : ça passerait, chez quiconque, pour une profession de foi. En effet, quoi de plus impossible à nier, par exemple, que l’« islam conquérant » ou « l’affaiblissement des traditions et de l’autorité » ? Retourner les propositions – l’islam affaibli et l’autorité conquérante – c’est donner dans l’absurde, et c’est pourquoi cet inventaire ressemble à un aveu : Joffrin sait que son énumération est vraie, et que lui-même ment – seulement toute sa carrière est fondée sur ces mensonges : les reconnaître pour tels, c’est s’avouer sa mort.

Désespéré, il invente à ces jeunes gens une « pensée réactionnaire » à son image, publicitaire et démagogique, et non à celle, inquiète et esthétique, de Balzac, Flaubert et Baudelaire – puisque tous les grands écrivains ont été réactionnaires.

Joffrin est à bout de forces, à présent ; il lui en reste à peine pour calomnier Camus, en l’accusant, malgré l’évidence, d’avoir dit qu’« il y avait trop de juifs à Radio France » ; il le fait par habitude, par instinct, par essence : le journaliste est calomniateur de profession. Il calomnie, donc ; ça fait passer le temps en attendant de mourir, puisqu’il n’y a presque rien à sauver – si peu qu’il préfère se saborder.

« Qu’est-ce que c’est ce bruit ? » demandent ses non-lecteurs qui, depuis la rive, au sec, lisent Exorcismes Spirituels.

« — Rien, c’est Joffrin qui donne des coups de hache dans la coque. Entre deux listes, ça le détend. »

 

Bruno Lafourcade
02/04/18