LA PAIX EST UNE CHOSE TROP SÉRIEUSE POUR NE LA CONFIER QU’À DES CIVILS
(général Martinez)

Face aux récents développements de la situation sur le terrain en Syrie et à l’emballement de déclarations intempestives et irréfléchies pour certaines, on ne peut que s’indigner de l’égarement et de la perte de réalisme et de responsabilité manifestés par des dirigeants politiques, à la tête de grands pays, guidés par des intérêts tout autres que ceux liés à la nécessaire réduction des tensions dans le monde. Ce faisant, par leur manque de lucidité, leur incapacité à retenir les leçons pourtant récentes de l’histoire, leur absence de vision globale, voire leur refus d’analyser les conséquences probables de leurs décisions, ils jouent les apprentis-sorciers en favorisant l’émergence d’un conflit beaucoup plus large et en mettant en danger la vie de leurs propres citoyens, en l’occurrence les citoyens européens les plus exposés aujourd’hui.

Le président de la République serait donc bien inspiré d’éviter de répéter l’erreur de son prédécesseur qui, en 2013, plus téméraire que ses homologues américain et britannique, pensait tirer de nombreux bénéfices en frappant la Syrie. Chacun se souvient de l’épilogue : la France, isolée, était contrainte de renoncer après les défections du Royaume-Uni et des États-Unis dues à l’opposition manifestée par leurs parlements respectifs. Rien n’indique d’ailleurs, à ce stade, que le même scénario n’est pas en voie de se répéter. Cette fois, le renoncement aux frappes serait cependant plus contre-productif et désastreux en termes de crédibilité non seulement nationale mais internationale pour le président français qui se rêvait en « leader » de l’Europe. Il en sortirait affaibli et la France perdrait en influence. Mais plus les frappes annoncées et sensées être effectives quarante-huit heures après l’incident sont retardées, plus s’installe l’hésitation qui alimente le doute non seulement sur la volonté de les exécuter mais sur leur légitimité.

Cela dit, quelques points doivent être rappelés à tous ces va-t-en guerre, dirigeants politiques, mais également tous ceux de la société civile partisans de l’ingérence et de l’intervention militaire pour des raisons présentées comme humanitaires.

  1. L’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis, décidée unilatéralement, en violation du droit international, sans mandat de l’ONU, en ayant menti à la communauté internationale sur l’existence d’armements de destruction massive, a complètement déstabilisé le pays, créé le chaos et favorisé l’expansion du terrorisme islamique et est à l’origine de la création de l’État islamique.
  2. L’action de la France en Libye en 2011 a eu les mêmes conséquences, à savoir la déstabilisation complète du pays. Cette déstabilisation est à l’origine de l’expansion du terrorisme islamique et surtout, après la création de l’État islamique en juin 2014, de l’attaque sans précédent subie par les peuples européens avec l’invasion migratoire déclenchée à l’été 2015.
  3. La décision de déstabiliser la Syrie est l’une des conséquences de ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Celui-ci est né en décembre 2010 en Tunisie, s’est propagé dans l’ensemble des pays arabo-musulmans et a conduit à l’arrivée au pouvoir des islamistes avec des résultats différents d’un pays à l’autre. À ce moment-là, la Syrie représentait le seul pays majoritairement musulman vraiment laïque dans la région. C’était insupportable pour certains. Dès le début de l’année 2011, des émissaires de l’Arabie saoudite et de la Turquie exigeaient du président syrien des changements dans sa gouvernance et dans ses orientations politiques pour favoriser les islamistes. Et c’est son refus qui est à l’origine de la déstabilisation de son pays organisée par ces soutiens des islamistes.
  4. Dans le chaos organisé en Syrie, la France a armé des islamistes dans le but de faire tomber le régime syrien. Souvenons-nous : « al-Nosra fait du bon boulot » (Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères). Au sein de la coalition conduite par les États-Unis, la France, suivant aveuglément ces derniers, a appliqué par ses bombardements aériens une stratégie visant à maintenir un conflit de bas niveau pour donner l’impression que la coalition combattait l’État islamique, mais en réalité pour affaiblir le président syrien et le faire tomber. C’était l’obsession des présidents français et américain. Ils ont échoué évitant ainsi qu’après la mainmise des islamistes sur la Syrie, ces derniers s’attaquent à la Jordanie et au Liban ce qui aurait entraîné massacres et exode de millions supplémentaires de réfugiés. Depuis l’intervention russe, la situation s’est inversée à l’avantage du président syrien dont les forces armées reprennent progressivement le contrôle du pays.

Les forces syriennes n’ayant eu, objectivement, aucun intérêt à utiliser des armes chimiques, le 7 avril, dans le secteur de la Ghouta libéré à 95%, on peut raisonnablement accepter l’hypothèse d’une manipulation et, au moins, tout faire pour obtenir la vérité.

C’est pourquoi le président de la République devrait être moins péremptoire dans ses affirmations marquées par le sceau de la certitude et plus prudent dans sa détermination affichée de vouloir punir le président syrien. Car son affirmation selon laquelle il détiendrait la preuve d’utilisation de gaz par les forces syriennes pourrait être qualifiée de mensonge, qui, s’il se vérifie, porterait atteinte à la fonction qu’il incarne et à sa crédibilité personnelle. Il est légitime de se poser la question dans la mesure où même les États-Unis, malgré les déclarations de leur président, semblent désormais moins pressés pour lancer des frappes de représailles. Le secrétaire d’État à la Défense vient, en effet, de mettre en garde contre une frappe sur la Syrie et a demandé la recherche de « plus de preuves de l’attaque chimique présumée du 7 avril ». Il avait d’ailleurs reconnu, quelques jours plus tôt, n’avoir aucune preuve et s’appuyer sur les seuls témoignages des médias et réseaux sociaux qui rapportaient que « le chlore aurait été utilisé ». Enfin, il met en garde contre l’escalade qui pourrait conduire vers un « conflit plus large entre la Russie, l’Iran et l’Occident ».

Il y a donc un risque sérieux de provoquer l’irréparable car des frappes sur des objectifs ou des cibles des forces armées syriennes au sein desquels opèrent des Russes ou des Iraniens ne resteront pas sans réponse de la part de la Russie et de l’Iran. Il faut bien comprendre que dans le rapport de force engagé dans une crise, la gesticulation est un des outils utilisés par la diplomatie et est envisageable lorsque la force militaire qui la seconde est dissuasive. C’est le cas pour les États-Unis. Mais cette gesticulation, lorsqu’elle repose sur des déclarations comme celles diffusées par les tweets du président américain est dangereuse à double titre : elle perd de son crédit (on ne s’adresse pas à la Russie comme à la Corée de Nord), mais d’un autre côté, elle engage son auteur. On ne peut pas envisager – ce serait inacceptable – que la seule raison d’une frappe sur la Syrie repose sur le refus de perdre la face après des déclarations complètement stupides.

Il est donc urgent que le président de la République qui s’est piégé en s’alignant hâtivement sur les États-Unis, choisissant ainsi le camp de la guerre, revienne à la raison et décide de renoncer à ces frappes, qui, en raison du manque évident de preuves sur l’emploi d’armes chimiques, ne sont pas justifiées. Il serait, en outre, souhaitable qu’il l’annonce rapidement avant d’être le dernier à le faire, le scénario de 2013 étant en train de se réaliser. S’être retranché derrière un devoir moral pour motiver ces frappes constitue une aberration et précisément une faute morale et politique. On ne s’engage pas dans des actions militaires punitives, même et surtout avec des alliés, sans disposer de moyens ou de sources propres pour valider l’information, ce qui permet la prise de décisions de façon indépendante et donc en toute connaissance de cause.

 

Général (2S) Antoine Martinez
13/04/2018