A l’heure où Emmanuel Macron prend pour 6 mois la présidence de l’UE (au cas où vous l’auriez oublié, le drapeau européen a été substitué le 1er janvier au drapeau français sous l’arc de Triomphe), un nouveau chancelier, Olaf Scholz, issu d’une large coalition, vient de remplacer Angela Merkel. Comme c’est devenu la coutume, le nouveau chancelier allemand a rencontré à Paris le 10 décembre le président français, dans le cadre du « couple franco-allemand », qui a longtemps dominé l’Union. Mais les temps ont changé, le Royaume Uni est parti, l’Europe s’est élargie à l’Est, des fractures se sont formées sur le dessein européen, la politique immigratoire, la vocation de l’Union, et bien d’autres dossiers sensibles (économie, environnement) pourraient apparaitre.
Alain Favaletto dresse le bilan de ce qui pourrait être l’un des sujets majeurs du président Macron en cette fin de quinquennat.
Marc Le Stahler
3 janvier 2022
LE DÉPART D’ANGELA MERKEL
Les élections législatives en Allemagne ont lieu tous les quatre ans. La dernière s’est déroulée le 26 septembre 2021.
Durant 16 ans, de 2005 à 2021 l’Allemagne aura été dirigée par Angela Merkel, représentant le parti conservateur et chrétien-démocrate CDU.
Sa longévité politique n’est battue sur le continent européen et parmi les régimes démocratiques, libéraux ou « illibéraux », que par le seul Vladimir Poutine, ce dernier ayant actuellement 17 années d’ancienneté à la tête de l’exécutif. La comparaison pourrait s’arrêter là car Angela Merkel a dû se plier à des alliances avec d’autres partis lui étant en principe hostiles, du moins durant les campagnes électorales, ce qui diffère grandement de la situation en Russie.
Ainsi durant ses 16 années de pouvoir, la conservatrice Merkel a gouverné tout d’abord avec le SPD, équivalent théorique du PS français, puis, durant son deuxième mandat, avec les ultra-libéraux du FDP, l’équivalent n’existant plus en France depuis 20 ans mais rappelant feu le Parti Républicain d’Alain Madelin, et avec la CSU, parti bavarois très conservateur et libéral, sorte de Front National mais favorable à l’Union européenne ; puis dans ses troisième et quatrième mandats, paradoxe suprême pour des observateurs étrangers, Merkel gouverna avec la gauche SPD et à nouveau simultanément avec cette CSU très droitière.
LA COUTUME ALLEMANDE DES COALITIONS
La particularité allemande qui consiste en des alliances en apparence contre-nature n’existe dans aucun autre pays de l’Union Européenne, ou plutôt n’existait dans aucun autre jusqu’à février dernier puisque dans un pays aussi ouvert à la variété des courants de pensée politiques que l’Italie et toujours livré à une concurrence électorale féroce, Mario Draghi a réussi l’exploit de rassembler dans un gouvernement d’union nationale l’ensemble du spectre politique italien : de la gauche populiste à la droite populiste de Salvini.
Ces gouvernements d’union nationale n’ont existé dans les autres pays européens que lors ou à l’issue des conflits mondiaux (Première Guerre mondiale et 1946-47 en France par exemple).
Avant d’examiner les enjeux et les perspectives découlant des élections allemandes de septembre dernier et de la formation d’un nouveau gouvernement sous la direction d’Olaf Scholz, il convient d’avoir à l’esprit cette singularité ignorée ou négligée par nos gouvernants. En général, la grande presse résume cela par l’expression toute faite « le goût du compromis de nos voisins allemands ». En réalité, ces gouvernements d’union nationale plus ou moins complète s’expliquent par une ancienne tradition politique allemande qui impose, de façon naturelle et comme une évidence, l’intérêt national comme critère prédominant des décisions politiques.
On rappellera ici la stupéfaction de la gauche française lorsque le SPD, alors révolutionnaire et défendant les intérêts de la classe ouvrière allemande qui allait se faire massacrer un peu plus tard dans les campagnes françaises, vota les crédits de guerre à l’été 1914 et se rangea derrière l’empereur Guillaume II, ce qui allait entraîner le revirement progressif des autres mouvements ouvriers et l’invalidation des discours pacifiques, notamment celui de Jaurès.
Dans un registre moins dramatique, le ralliement des syndicats allemands à la politique de dumping social décidée en 2003-2005 par le chancelier SPD Schröder, après une année de réticence active tout de même, visant à redresser la balance commerciale allemande et régler la question du chômage par une politique économique mercantiliste dont les partenaires de la zone euro allaient faire les frais, confirme l’idée sous-jacente de « Burgfrieden (1) » comme un des ressorts de ce que les Français imaginent naïvement être « le goût du compromis ».
Il faut également préciser que les coalitions de gouvernement sur un très large spectre politique sont rendues possibles en Allemagne par la relative proximité des programmes politiques des différents partis sur les thèmes essentiels même si, depuis 2009, l’émergence du parti de gauche républicaine Die Linke a élargi les débats tout comme la percée de l’AfD dont deux axes programmatiques ne sont pas partagés par d’autres partis : la dénonciation des phénomènes migratoires et, ces temps-ci, le refus des mesures sanitaires.
C’est à la lumière de ces propos liminaires que l’on peut mettre en perspective la situation politique allemande née des élections de septembre 21 et les éventuelles conséquences sur ses voisins européens.
OLAF SCHOLZ : UNE LARGE COALITION
Le gouvernement d’Olaf Scholz est dénommé coalition feu tricolore (« Ampelkoalition ») au motif des couleurs symboliques attachées aux trois partis formant cette coalition : rouge, jaune, vert, respectivement SPD, FDP, Bündnis90/Grünen. Il se compose de 54 membres dont 16 ministres entourant le chancelier et 37 secrétaires d’État. La coalition a fait l’objet de négociations préalables aboutissant à un contrat de coalition (Koalitionsvertrag) qui n’est en réalité aucunement un contrat au sens juridique du terme mais une simple lettre d’intention ne liant pas réellement ses signataires.
Examinons les principales propositions déclinées, durant la campagne, par les trois partis dorénavant au pouvoir.
POLITIQUE ETRANGERE
A tout seigneur, tout honneur, commençons par la politique étrangère :
Examinons ici les deux plans qui nous intéressent : le plan international et puis celui de la coopération européenne.
1 – Sur le plan international, les partenaires insistent particulièrement et de façon surprenante sur des thématiques peu compréhensibles dans des pays non-occidentaux et placent au second plan les rapports entre nations ou les conflits latents existants entre Chine et États-Unis par exemple, ou OTAN et Russie, choses pourtant centrales dans les relations internationales si l’on considère que l’action diplomatique vise à maintenir la paix et les bonnes relations entre les nations.
Ainsi l’idée de débusquer, dans des pays étrangers, des discriminations à l’encontre des personnes qui s’extérioriseraient comme LGBTQI est abondamment développée, tout comme l’idée, non pas d’éveiller doucement les consciences humaines sur le sort des femmes dans certaines civilisations (2) mais d’imposer l’idéologie féministe ou bien encore de prétendre lutter contre les conséquences de la colonisation oubliant que si la décolonisation a débuté en 1775 en Amérique contre les Anglais, elle s’est achevée à peu près partout il y a un demi-siècle.
On est ainsi très loin des grandes ambitions concrètes telle l’Ostpolitik de Willy Brandt ou de l’immense talent diplomatique de Hans-Dietrich Genscher tenant le juste milieu entre les vagues pacifistes et l’Union soviétique et servant véritablement la paix dans le monde.
Il faut cependant souligner que le programme des Grünen (Verts) est extrêmement détaillé et a manifestement fait l’objet de nombreuses expertises, notamment sur l’aide au développement qui apparaît comme une pierre angulaire de leur programme de politique extérieure ainsi que sur le respect de règles environnementales. Il est intéressant de noter le soutien annoncé à l’initiative française de codification des règles internationales liées à la protection de l’environnement qui, à ce jour, comprend près de 300 conventions bi ou multilatérales plus ou moins contraignantes mais surtout de très nombreuses recommandations non contraignantes et donc peu utiles.
Pour revenir au dur du sujet, aucune inflexion n’est à attendre sur l’appréciation du rôle de l’OTAN. L’ensemble de la coalition réaffirme son attachement à ce qui est pourtant devenu un élément d’instabilité et de risques de guerre depuis la fin du Pacte de Varsovie.
Deux partenaires de la coalition, en l’occurrence le SPD et le FDP, lorgnent sur le siège français de membre permanent du Conseil de Sécurité oubliant que cette situation découle d’une guerre que l’Allemagne a perdue. Les Verts, prudents, réclament seulement la fin du droit de veto des membres permanents.
2 – Relativement à l’Union Européenne, et d’un point de vue européiste, non du point de vue d’une coopération européenne d’États souverains, il faut admettre que les points d’aspérité avec ce qui est depuis Maastricht la politique européenne de la France, n’existent pratiquement pas. On peut imaginer que le Président Macron a dû sourire en découvrant le résultat des élections allemandes.
D’une réforme de la politique fiscale à la réforme du Pacte de stabilité et de croissance, les partenaires de coalition n’apparaissent pas comme des terroristes punitifs à la Wolfgang Schäuble (3).
Seul le FDP pourrait poser des soucis aux partisans de l’intégration toujours plus poussée et à une politique monétaire accommodante. En effet celui-ci propose la transformation du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) et la fin de la politique monétaire actuelle de la BCE.
Par malheur il se trouve que le nouveau ministre des finances d’Olaf Scholz est l’actuel président du FDP, Christian Lindner. Celui-ci est un entrepreneur assez peu académique. Il n’est pas exclu que le pragmatisme gouvernemental l’emporte sur les rigidités dogmatiques du FDP en matière d’orthodoxie monétaire. Ceci étant, (serait-ce un hasard du calendrier ?), chacun aura noté la signature d’un traité d’amitié entre la France et l’Italie le 26 novembre dernier, soit dix jours avant la constitution du gouvernement Scholz. La presse allemande a suggéré que cette soudaine signature n’était pas sans lien avec l’information que le ministère des finances serait confié à Lindner.
POLITIQUE ENERGETIQUE
En revanche, l’approvisionnement en énergie sépare nettement les intérêts français actuels, mais aussi ceux de pays d’Europe centrale, des décisions allemandes prises principalement sous Merkel. Il s’agit bien sûr de la part de l’énergie nucléaire dans le mix énergétique, la France épousant la tendance mondiale de poursuite du développement du nucléaire civil, l’Allemagne ayant annoncé le 9 juin 2011, sans d’ailleurs la moindre concertation avec ses partenaires européens, une sortie unilatérale du nucléaire. C’était trois mois après la catastrophe de Fukushima.
A l’heure de la publication de ces lignes, l’Allemagne ne possède plus que trois réacteurs en activité, voués à fermeture au cours de 2022. Un premier point de frottement est apparu il y a quelques jours lorsqu’à la stupéfaction allemande, la Commission européenne, pour une fois bien inspirée, a inscrit l’énergie nucléaire dans la taxinomie des activités, non pas vertes – ce qui ne veut rien dire, mais liées au développement durable (4).
La coalition Scholz est prise au piège de ses contradictions, les ministres Grünen retenant mal leur rage, Olaf Scholz tentant de calmer le jeu. Les conséquences de cette taxinomie est en effet que des milliards en provenance de l’UE pourraient être également orientés vers la recherche et le développement du nucléaire civil. Scholz aura le choix de s’abstenir lors des votes au Conseil européen ou de s’y opposer, avec une perspective de victoire assez faible pour une double raison : la majorité des États membres n’y est pas opposée et l’Allemagne a des centrales au gaz, émettant bien plus de Co2 que la moindre installation nucléaire ; or le gouvernement Merkel a laissé inscrire les centrales à gaz dans le projet.
ÉCONOMIE – ENVIRONNEMENT
Sur le plan économique, l’Allemagne d’Olaf Scholz ne dérivera pas beaucoup de l’axe défini par le chancelier Schröder dans les années 2000, puis poursuivi par Angela Merkel. L’Allemagne a réussi un redressement progressif de son économie à partir de l’introduction de l’euro. Seuls des facteurs extérieurs pourraient apporter des infléchissements. On remarque cependant une fausse note à l’égard du traité CETA dans le sens où le FDP exige l’application complète de cet accord de libre-échange entre l’UE et le Canada qui n’a pas été ratifié par l’Allemagne à ce jour et qui rencontre l’hostilité légitime des Grünen.
Globalement, pour des raisons logiques de sauvegarde de l’environnement, les Verts allemands sont très favorables aux circuits courts et plutôt réticents au commerce international et au consumérisme effréné. De ce point de vue, leur position épouse les intérêts de la France dans le cadre de sa politique de relocalisation visant, non seulement à recréer de l’emploi sur place mais aussi à limiter le déficit de sa balance commerciale. Sur ce point, une forte discordance existe en revanche avec le FDP dont l’arbitre pourrait bien être Robert Habeck, ministre de l’économie et du climat, par ailleurs coprésident de Bündnis90/Grünen et signataire du contrat de coalition. Philosophe de formation mais considéré comme pragmatique, il est encore trop tôt pour savoir s’il contribuera à l’action environnementaliste ou s’il cédera aux intérêts des industriels allemands. Compte-tenu de mes propos introductifs relatifs à la reddition ordinaire à l’intérêt national, à moins que ce dernier puisse se confondre avec le respect de l’environnement, j’aurais tendance à penser que le conservatisme économique l’emportera.
Puissé-je me tromper !
Alain Favaletto
Ancien expert à la Commission Européenne
3 janvier 2022
(1) Burgfrieden ou paix de forteresse implique la mise en sourdine des oppositions internes au profit de l’intérêt de la nation.
(2) Par exemple en réclamant l’application de l’excellente convention d’Istanbul signée en 2014 sous l’égide du Conseil de l’Europe.
(3) Ministre des Finances de Merkel de 2009 à 2017 ayant entre autres achevé de ruiner la Grèce en imposant des mesures coercitives à ce pays et quelques autres à l’aide de la fameuse Troïka. Son sens de la solidarité européenne était tel qu’il se satisfaisait que la Bundesbank emprunte à des taux négatifs sur les marchés et prête à la Grèce à plus de 5 %.
(4) Voir le communiqué de presse de la Commission européenne du 21 avril 21