LA RUSSIE : UN RETOUR REMARQUÉ SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE (par le général Antoine Martinez)

La campagne de bombardements russes en Syrie a provoqué, dès son déclenchement le 29 septembre dernier, une escalade des tensions entraînant de vives protestations de l’OTAN et des chancelleries occidentales qui n’hésitent pas à accuser la Russie de n’avoir comme seul objectif que le sauvetage du régime de Bachar el-Assad et non pas la destruction de l’État Islamique. Les États-Unis sont furieux car les frappes russes ont touché sévèrement des milices formées et soutenues par la CIA. Quant à la France, la priorité du président français reste le renversement du régime d’Assad qui constitue le préalable à tout règlement de la situation. Pour sa part, le président russe considère que la priorité est d’éradiquer d’abord l’État Islamique avant de pouvoir trouver une solution au problème du régime syrien. Alors, pourquoi une analyse si différente entre Occidentaux et Russes sur une situation qui montre pourtant clairement l’ennemi commun à abattre, à savoir l’État Islamique ?

Avant de répondre à cette question, il faut auparavant évoquer quelques considérations générales de portée politique. Il faut également rappeler certains événements qui ont marqué profondément l’histoire avec leurs conséquences sur les rapports entre l’Occident et la Russie encore empreints aujourd’hui d’une certaine méfiance.

Tout d’abord, il est attristant de constater que les responsables politiques européens ne semblent aucunement penser, dans leurs réflexions ou dans leurs prises de décisions, en termes de géopolitique. C’est pourtant essentiel lorsqu’on a la responsabilité de la destinée d’un pays et qu’on veut, lorsque les circonstances le commandent, peser fortement dans une situation de crise pour contrer une menace et pour éviter une humiliation qui pourrait résulter d’une incapacité à agir. Or, les responsables politiques européens semblent avoir oublié que les rapports entre les États, et donc les relations internationales sont basées sur des rapports de force. Ne pas vouloir l’admettre ou éluder le sujet c’est donc renoncer à se donner les moyens de pouvoir agir de façon pragmatique et efficace dès la naissance d’une crise, ou d’une façon générale, pour défendre ses intérêts. Il faut donc dénoncer l’irresponsabilité des gouvernants européens qui se succèdent depuis la fin de la Guerre Froide et qui ont délaissé complètement un domaine essentiel, celui de la Défense qu’ils ont confiée, en fait, aux États-Unis qui utilisent l’OTAN pour leurs propres intérêts géopolitiques et géostratégiques qui ne sont pas ceux des Européens.

Ensuite, il faut rappeler que la Guerre Froide a opposé pendant près d’un demi-siècle le bloc de l’Ouest (OTAN) à celui de l’Est (Pacte de Varsovie). Cette dernière a été perdue, sans combat, par le Pacte de Varsovie et donc par la Russie, il y a à peine un quart de siècle, entraînant d’ailleurs la dislocation de l’URSS et la fin du communisme. Les Russes ont, en outre, été conduits à dissoudre le Pacte de Varsovie qui n’avait plus aucune raison d’exister et ils s’attendaient à ce qu’en toute logique l’OTAN fît de même. On sait que, sous la pression des États-Unis, non seulement cela n’a pas été fait, mais l’OTAN s’est même étendue vers l’Est en intégrant les anciens satellites de la Russie qui ont rejoint l’Union Européenne en 2004. Il n’y a donc rien d’étonnant que face aux États-Unis et à l’Union européenne la Russie nourrisse depuis sa “défaite” et l’extension de l’OTAN vers ses frontières un désir de revanche. L’occasion lui a été offerte par la crise ukrainienne qui a mené notamment à l’annexion de la Crimée après l’organisation d’un référendum contesté par les États-Unis et l’Union Européenne. Il faut cependant rappeler que parmi les mesures ou décisions prises par les États-Unis et la plupart des pays européens dans le conflit des Balkans, il y en a une que la Russie n’avait pas oubliée et qui constituait une carte qu’elle conservait jusque-là et qu’elle a utilisée : l’indépendance autoproclamée du Kosovo voulue par les États-Unis, suivie de sa reconnaissance par une grande partie des pays européens et notamment la France, alors qu’ils s’agissait du cœur historique de la Serbie. Le président russe, Vladimir Poutine, qui appartient à une nouvelle génération d’hommes politiques russes issus du monde militaire et qui rêve – mais qui pourrait le lui reprocher ? – du retour d’une nouvelle Grande Russie sur la scène internationale, a eu beau jeu de rappeler aux responsables politiques américains et européens leur hypocrisie et leur inconséquence, pris en flagrant délit de “deux poids, deux mesures”.

On le constate, les esprits n’ont pas beaucoup changé depuis la fin de la Guerre Froide à l’égard de la Russie alors que les menaces ont évolué dans un monde beaucoup plus instable et dangereux. Il est regrettable que les responsables européens – et en particulier la France qui, du fait de sa position originale dans l’OTAN avant son retour récent au sein du commandement intégré, aurait dû prendre une initiative – n’aient pas engagé une réflexion sur un rapprochement avec la nouvelle Russie avec laquelle existent dorénavant un certain nombre d’intérêts communs.

Alors, quelle analyse peut-on faire de l’engagement de la Russie en Syrie ?

Tout d’abord, il faut émettre un sérieux doute sur l’efficacité des opérations menées par la coalition dirigée par les États-Unis depuis de nombreux mois, si on s’en tient aux conquêtes territoriales continues de l’État Islamique. Quant aux frappes aériennes françaises, elles révèlent en fait la reconnaissance par les responsables politiques français d’une erreur de vision géostratégique en refusant jusque là de reconnaître le véritable ennemi qui menace la civilisation et les peuples européens. Car, quelle est la stratégie suivie par cette coalition ? En réalité, la responsabilité des États-Unis dans le chaos actuel est écrasante car ils n’ont réussi qu’à créer les Talibans, Al-Qaïda, l’État Islamique, à instaurer et implanter le terrorisme islamique et la barbarie en détruisant notamment l’Irak et la Libye. Ils semblent naviguer à vue, de façon incohérente et même ambiguë, avec des alliés soumis jusqu’à l’absurde, sans qu’on puisse déchiffrer leurs véritables intentions, peut-être en raison de leur aveuglement dû à leur hostilité devenue obsessionnelle au retour d’une nouvelle Russie sur la scène internationale.

À l’opposé, la stratégie russe semble s’inscrire dans cette conception réaliste des relations internationales basées sur les rapports de force, évoquée plus haut, qui consiste pour un grand pays à défendre ses intérêts qui peuvent parfois correspondre à ceux de bien d’autres. Et c’est le cas aujourd’hui, pour peu qu’on veuille bien analyser la situation de façon objective et sur un plan géopolitique. Pour la Russie, il s’agit, en effet, de détruire l’État Islamique qui la menace elle-même car ce dernier recrute et incorpore dans ses rangs d’importants contingents caucasiens qui peuvent revenir pour la frapper. On pourrait d’ailleurs reprendre la dialectique utilisée par les responsables politiques français pour justifier le bombardement des camps d’entraînement en Syrie : pour la Russie c’est également un problème de “légitime défense”. L’élimination de ce califat décrété par l’État Islamique qui exporte le terrorisme et le djihad partout dans le monde est donc prioritaire aujourd’hui. Mais pour obtenir ce résultat, le président russe considère qu’il faut pour l’instant soutenir Bachar el-Assad pour lequel il n’éprouve aucune sympathie mais qui reste encore un rempart contre l’islamisme car, contrairement à ce que les médias occidentaux affirment, au-delà de toutes les minorités religieuses et ethniques présentes en Syrie, il est encore soutenu par la moitié de la population syrienne. Et le président russe ne veut absolument pas d’une victoire des islamistes à Damas. Il s’agit là d’une position claire et de bon sens. Car la chute de Damas serait, en effet, épouvantable car les milliers de djihadistes russes partis en Syrie pourraient commettre des actes terroristes et déstabiliser la Russie. Pour les pays européens, ce serait catastrophique car après la Syrie, l’État Islamique s’attaquerait au Liban et à la Jordanie qui accueillent déjà des centaines de milliers de réfugiés syriens. La conséquence immédiate serait le déclenchement d’une nouvelle vague migratoire de millions de réfugiés vers l’Europe déjà déstabilisée par l’afflux de près d’un million de migrants depuis le début de cette année. Il ne semble pas que les responsables politiques européens, et notamment français, aient bien saisi le danger de la situation en suivant aveuglément les États-Unis.

C’est pourquoi les frappes aériennes russes depuis la fin du mois de septembre visent toutes les milices islamistes et pas seulement l’État Islamique qui menacent Damas et toute la côte syrienne où est située la base navale de Tartous. Cela a été le prétexte pour les chancelleries occidentales d’accuser le Kremlin de n’avoir comme seul objectif que de sauver le régime de Bachar el-Assad en frappant les milices qui s’opposent à ce dernier et non pas de vouloir éradiquer l’État islamique. Ces accusations sont grotesques car les unités rebelles concernées que cible l’aviation russe (Front Al-Nosra, émanation d’Al-Qaïda, organisation Ahrar Al-Sham…) sont des milices terroristes islamiques, aussi barbares que l’État Islamique, qui ont été armées, entraînées et financées notamment par la CIA, mais également financées par l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie pour faire tomber Bachar el-Assad. Alors, la seule question qui doit être posée est celle-ci : en Syrie, notre ennemi est-il Bachar el-Assad ou les islamistes quels qu’ils soient ?

La France avec d’autres, à la remorque des États-Unis, déniant la réalité, pensaient qu’en entretenant un conflit de basse intensité cela affaiblirait l’armée syrienne et conduirait Bachar el-Assad à négocier et à abandonner le pouvoir. C’était un mauvais calcul car nos gouvernants n’avaient pas imaginé qu’ils prolongeraient ainsi le désastre avec ses conséquences dévastatrices (pertes humaines civiles et militaires, explosion migratoire vers l’Europe). Ils ont donc contribué cyniquement, par leur soutien aux djihadistes combattant le régime de Bachar el-Assad, au lourd bilan évalué par certains à 250.000 morts. Mais c’était également oublier le fait que la Russie et l’Iran finiraient par intervenir directement pour défendre leurs intérêts. Il faut également souligner le fait que la stratégie versatile et impuissante des États-Unis a été une occasion supplémentaire et une nouvelle revanche pour Moscou pour signifier au monde le retour de la Russie sur le devant de la scène. En effet, contre toute attente, en renforçant sa présence militaire en Syrie, en préconisant la mise sur pied d’une coalition contre l’État Islamique et en bombardant toutes les organisations islamistes sur le territoire de la Syrie, la Russie a coupé l’herbe sous le pied des États-Unis et de ses alliés, surpris de sa démarche et de son engagement. Le président Poutine signe ainsi l’échec de la stratégie des présidents américain et français qui se sont montrés incapables de désigner l’islamisme comme leur ennemi prioritaire. Par ailleurs, la position de Bachar el-Assad, qui reste leur bête noire, est à présent consolidée. Au-delà de ce qui peut être considéré comme une véritable frustration américaine, il faut noter également une volte-face de la diplomatie américaine qui admet, contrainte, qu’il faut laisser Assad en place pour le moment. C’est un aveu inattendu qui mérite d’être souligné. Il conforte la Russie et humilie la France.

On le constate, il devient urgent pour l’Europe de défendre ses propres intérêts qui sont parfois éloignés de ceux des États-Unis car le monde a changé depuis la fin de la Guerre froide. Il faut bien admettre que l’Europe et la Russie peuvent avoir des intérêts communs notamment dans la crise actuelle dans laquelle l’islamisme représente la véritable menace et constitue l’ennemi commun. Il est donc nécessaire que la diplomatie française envisage des changements visant à ce qu’elle devienne celle des intérêts supérieurs bien compris de la France. Il est temps que l’Europe, sans couper le lien avec les États-Unis, envisage une nouvelle relation et un rapprochement avec la Russie.

Général (2s) Antoine MARTINEZ

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