MAUDIT ICEBERG ! (par André Derviche)


Le Titanic, tout le monde s’en souvient, filait à pleine vitesse un soir d’avril 1912 dans l’indifférence d’un océan glacé, et puis ce fut le drame. Maudit iceberg !
Cependant, en y réfléchissant, a-t-on vraiment le droit de dire que la fin tragique du Titanic incombe au seul iceberg dont les torts se résument en définitive à sa consistance et à sa présence là où le paquebot fit sa rencontre ?

Eh bien, de la même manière, nous pouvons faire un certain nombre d’observations sur ce qui s’est passé dans les locaux de Charlie-Hebdo le 7 février 2015, cent trois ans plus tard.

Ce 7 janvier 2015, certains n’ont pas manqué de qualifier de 11 septembre français, sauf qu’entre LE 11 septembre et l’attentat contre Charlie-Hebdo quatorze ans et demi se sont écoulés. Quatorze ans et demi au cours desquels il s’est passé beaucoup de choses, sans compter que quatorze ans et demi, c’est largement l’âge de raison.

Le 11 septembre 2011 avait l’excuse de l’impensable, de l’inattendu et même de l’incroyable.

Le 7 janvier 2015, nous étions au contraire en plein dans l’envisageable, le “tout à fait possible” et même le “tant redouté” pour ne pas dire le prévisible. Un peu comme l’iceberg sur la route du Titanic.

Autrement dit la nature, l’essence, l’existence et la présence de certains sujets dans l’environnement terroriste ou même simplement criminel français d’aujourd’hui n’a rien d’une inconnue. Les autorités semblent même parfois extraordinairement bien renseignées. Sauf quand il s’agit comme le fit aujourd’hui 9 janvier 2015 le président de la République en déclarant contre toute vraisemblance au corps préfectoral réuni place Beauvau en raison de la gravité des circonstances : « (…) rassurer la population, c’est lui dire qu’elle vit dans un état de droit, et avec la volonté d’être ensemble ».

Devant la réalité à laquelle sont confrontés les Français dans les zones de non droit ou tout simplement dans les transports en commun, c’est presque une invitation à vivre dans la terreur. Certaines phrases, il est vrai, font rire les initiés, comme, par exemple, « Je fais confiance à la Justice de mon pays ». D’autres ne sont que de simples slogans, comme, par exemple « Pas d’amalgame ! » et ne font rire personne. Des certifications comme « Cette tragédie n’a rien à voir avec l’immigration ou avec l’Islam » auraient peut-être même tendance à attirer l’attention sur la vacuité du discours – des discours – officiel(s) et sur la propension qu’ont les cyniques à transformer en comédie les plus épouvantables tragédies. Pourtant, on n’a guère entendu le traditionnel « Plus jamais ça ! »

Il est vrai que cette injonction aurait sans doute eu l’air d’une provocation en invitant le populo à regarder le plus près la consistance du discours officiel, et peut être à y détecter des traces de la scandaleuse incurie de nos maîtres – à tout seigneur, tout honneur –, comme du cynisme de leurs supplétifs et Dieu sait qu’ils sont nombreux.

11 septembre 2001 – 7 janvier 2015, quatorze ans et demi de réflexion pour en arriver là ?

Voici qui en dit long sur l’intelligence de nos élites dirigeantes et sur la qualité des filières d’excellence qui en ouvrent les portes, sans oublier à quel point maints réseaux officiellement ou plus discrètement reliés aux allées du pouvoir et de la puissance temporelle sont déconnectés de l’intérêt général ou du bien commun. Le malheureux Macron nous a même sans le vouloir livré la clé en déclarant publiquement et le plus sérieusement du monde : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » On sait quelles voies ils empruntent assez souvent.

Ironie de l’histoire, c’est à Las Vegas que l’innocent a “craché le morceau”, comme pour bien montrer que pour ces gens-là, il s’agit d’un jeu.

Maudit iceberg, donc ! À moins qu’il ne s’agisse d’un iceberg providentiel. Au moins pour certains qui profiteraient du branle bas de combat pour rassembler énergiquement la poussière sous le tapis en appelant à la mobilisation et à la résolution, fermement engagés dans l’organisation du sauvetage en oubliant tout le reste et en mettant en place – à grands renforts de communication – des instruments de consolation “nationale”, « Je suis Charlie », notamment, et en focalisant toute l’attention sur l’aspect criminel de l’événement à travers une relation de compassion et d’identification en invitant même à se prendre pour Charlie – en occultant bien entendu toute la complaisance passée, ne serait-ce qu’en ayant laissé se multiplier le nombre des Kalachnikov et en ayant fermé les yeux sur d’évidentes relations de cause à effet.

Il est tellement plus confortable de dire : « Je suis Charlie », plutôt que : « J’ai assassiné Charlie ». Et pourtant ! Qui a laissé prospérer le terrorisme en France sous prétexte que le seul véritable ennemi – national – c’est le Front national ?

Et qui n’a jamais cessé de répondre « Ta gueule Cassandre ! » à chaque mise en garde, alors que, depuis 2500 ans, tout le monde sait que Cassandre avait raison. Il est vrai que l’incendie et le sac de Troie furent un coup des Grecs – Timeo Danaos Les naturaliser Troyens aurait-il changé quelque chose à la destruction de Troie ? Pas sûr ! La preuve, ceux qui ont assassiné Charlie sont présumés Français. Ou plus exactement les présumés assassins de Charlie seraient Français.

Officiellement, donc, depuis le 7 janvier 2015, « nous sommes tous Charlie ». Ça… nos autorités le sont, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais tout le monde ne souffre pas forcément d’un problème de dédoublement de la personnalité, et pour ce qui est de chacun, il serait souhaitable que la liberté de conscience fût totale et que l’usurpation d’identité, même pétrie de bonnes intentions, ne devînt pas une psychose collective.

En tout cas, si Charlie était encore Charlie et non des gens qui se prennent pour Charlie, il se demanderait à qui profite le crime, et poserait la question avec, à l’appui, un dessin bien rigolo, bien grossier et qui pointerait du doigt tous ceux qui font dans la récup’ – et Dieu sait qu’il n’en manque pas lorsqu’il s’agit de voler au secours de l’émotion suscitée par l’abomination. On pourrait appeler ces gens-là des profiteurs de guerre, car il s’agit bien d’une guerre, hélas ! Mais la France n’a déclaré la guerre à personne. La Pologne non plus, en septembre 1939, quoiqu’elle fût accusée d’avoir pris d’assaut un poste-frontière allemand. C’est du moins ce que prétendait la propagande allemande de l’époque, exactement comme une certaine propagande prétendait il y a encore quelques jours que non seulement bon nombre de Français d’hérédité française ne sont pas si Français que ça d’une part, et que – mauvais Français –, ils sont trop nombreux à être hostiles à la diversité contrairement à ce que devraient leur dicter le respect des valeurs républicaines d’autre part et qu’ils pourrissent depuis longtemps l’atmosphère en France. C’est à peu de choses près le discours que tenait il y encore peu de temps Nicolas Domenach dans la dispute hebdomadaire qui l’opposait à Éric Zemmour devant les caméras d’i-télé. Le coup de la France blafarde, quoi !

Pour en revenir à la rencontre le l’iceberg et du Titanic, et en imaginant une hypothétique couv’ de Charlie-Hebdo du 17 avril 1912, celle-ci aurait provoqué l’hilarité des gens qui ont le sens de l’humour – selon les critères de Charlie, c’est-à-dire qui savent dénoncer la connerie des autres car ils ont, eux, la science de la vérité – en mettant en scène un administrateur de la White star disant à ses pairs avec un large sourire d’où émergerait son gros cigare : « Messieurs, c’est le moment de faire jouer les assurances ! »

Eh bien, c’est un peu ce qui est arrivé avec l’opération « Je suis Charlie ».

« Je suis Charlie » ? Nous, les gens bien, sommes tous « Charlie » ?

Quelle blague ! Il y a certes quelques « Charlie », des vrais, il y a aussi de nombreux Charlots, encore plus nombreux et il y a même – depuis longtemps déjà – un certain nombre de Cassandre que personne ne veut entendre.

Accessoirement, serait-il opportun de faire remarquer que le commandant du Titanic s’est racheté en coulant avec son navire ?

À l’époque, on considérait encore que responsabilité – au singulier comme au pluriel – et honneur étaient indissociables.

André Derviche

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