J’aime passionnément la Suède. J’ai consacré jadis un épais volume de ma collection “Demeures de l’esprit” à ses maisons d’artistes, d’écrivains, de compositeurs, de poètes, de cinéastes. Il me semble avoir rarement été aussi heureux qu’à Pajala, chez Læstadius, en Laponie, sur les bords de la Torne déchaînée, ou bien sur le chemin qui mène à la petite maison de Dan Andersson, Luossastugan, en Dalécarlie. Et c’est pourquoi je souffre autant du sort de la Suède que de celui de la France, ou de celui de la Grande-Bretagne ou de la Belgique. Mais le cas de la Suède a quelque chose de plus tragique encore, de plus extrême, de plus dément. Nulle part on ne songe plus fort à une volonté de suicide, de la part d’un peuple et d’une nation.
Je veux dire le remplacement, comme référence commune, de la haute culture par la culture de masse.
Pourquoi ? Pourquoi ? J’ai soutenu, dans La Deuxième Carrière d’Adolph Hitler, que l’Europe ne s’était jamais remise du traumatisme hitlérien, qu’elle était comme un patient ayant souffert d’un cancer, le nazisme, et que des chirurgiens trop zélés opèrent et réopèrent indéfiniment jusqu’à lui enlever, avec la moindre trace du mal, toutes les fonctions vitales : plus de cœur, plus de cerveau, plus de poumons, plus de nerfs, plus de virilité, plus de membres. Hitler est au bout de toutes nos phrases, comme référence inversée, comme figure absolue du négatif ; et sa carrière de fantôme, sa deuxième carrière, à l’envers, quoique moins criminelle que la première, est de plus vaste conséquence encore, puisqu’elle signe la mort de l’Europe. Ce que le racisme, en 1945, a échoué de justesse à accomplir — détruire la civilisation européenne —, l’antiracisme est à deux doigts d’y parvenir aujourd’hui.
Il tire sa légitimité incontestable des camps de la mort, et du désir ô combien compréhensible de “plus jamais ça” : mais dans la société qu’il a bâtie on ne peut plus enseigner la Shoah — ses protégés ne le tolèrent pas —, et les juifs fuient chaque année notre continent par milliers.
La Suède, plus ou moins consciemment, essaie-t-elle d’expier d’avoir été moins fermement hostile au Troisième Reich que sans doute il aurait fallu ? Je ne sais pas. On dirait que dans son zèle puritain à bien faire elle va toujours trop loin dans un sens ou dans l’autre. Peut-être faut-il voir dans le délire masochiste qu’elle étale un nouvel accès de cette fureur piétiste qui a fait tant de ravages dans la Scandinavie de la deuxième moitié du XIXe siècle, Ibsen, Dreyer, Munch ou Laestadius, justement, en témoignent assez chacun à sa façon. La dimension névrotique de la situation actuelle ne me paraît pas contestable. Faut-il rappeler que l’hospitalité, évidemment, n’a jamais consisté à se laisser envahir par des hôtes innombrables et pas particulièrement amicaux, à leur abandonner sa maison ou sa patrie, et finalement à devoir les prier de bien vouloir vous laisser une petite place et quelques droits, dans ce qui fut votre pays ? Non seulement aucune morale n’a jamais exigé cela, mais toutes l’ont sévèrement condamné comme une affreuse complaisance à la mort, un reniement des ancêtres, un injuste sacrifice des générations à venir.
Le cas de la Suède, s’il est effroyable à mes yeux, est aussi tout à fait passionnant. Je suis en effet persuadé que ce que j’appelle Le Grand Remplacement — le changement de peuple et de population, la submersion démographique, la substitution ethnique —, tel qu’y est soumise l’Europe entière, mais surtout l’Europe de l’ouest, n’est en fait, malgré son énormité de phénomène, qu’une partie d’un mouvement plus large, le remplacisme, l’idéologie de l’interchangeabilité générale, des hommes avec les hommes, des peuples avec les peuples, des hommes avec les femmes, des êtres humains avec les machines, du vivant avec l’inanimé, des animaux avec les choses, comme dans ces effroyables usines à veaux ou de pauvres bêtes qui ne verront jamais l’herbe ni le ciel sont littéralement produits, comme des objets inanimés, qui pis est, souvent, pour la mort halal. Le remplacisme est un tout. Qui n’a pas compris que le remplacisme était un tout ne peut rien comprendre au Grand Remplacement. Et la Suède, s’il faut en croire les échos horrifiés qui en parviennent à nos oreilles incrédules, est le laboratoire le plus avancé de ce remplacisme global, l’industrie de production de la matière humaine indifférenciée. Est-il vrai que les petits garçons suédois se sont vus interdire de pisser debout ? Est-il vrai que l’arabe a dépassé le finnois comme seconde langue du pays ? Est-il vrai qu’un petit film gouvernemental invite les Suédois d’origine suédoise à se fondre dans une nouvelle nation, dont ils ne seraient qu’une composante parmi d’autres, à égalité avec les autres, en attendant sans doute que le triomphe islamique les place dans une situation inférieure de peuple conquis et soumis, de dhimmis ? Il n’est pas jusqu’au prix Nobel de littérature décerné à Bob Dylan qui ne témoigne de ce remplacisme global, en l’occurrence du Petit Remplacement, condition nécessaire du Grand, car les peuples qui connaissent leurs classiques ne se laissent pas mener sans regimber dans les poubelles de l’histoire : je veux dire le remplacement, comme référence commune, de la haute culture par la culture de masse.
Le pire est que cette horreur qui survient pourrait encore être évitée. Il suffirait que les peuples européens se réveillent, qu’ils sortent de cet état végétatif où les ont plongés l’enseignement de l’oubli et l’industrie de l’hébétude. Je ne crois pas à la possibilité, pour paraphraser Staline, d’un antiremplacisme dans un seul pays. C’est notre continent tout entier qui est menacé dans sa civilisation et son indépendance. Il doit se révolter tout entier, et d’abord contre les traîtres qui le livrent à l’invasion. Si d’aucuns parlent de guerre civile, néanmoins, ils se trompent. La lutte à mener s’apparente bien davantage à une classique guerre d’indépendance, à une révolte anticoloniale. Le moyen et la fin ne font qu’un : c’est la remigration — le retour chez eux des peuples conquérants.
Renaud Camus