Après 1000 jours d’un conflit direct entre la Russie et l’Ukraine et alors que l’armée ukrainienne, malgré une résistance obstinée mais saignée à mort, bat en retraite et éprouve d’énormes difficultés à recruter des soldats, chacun doit comprendre que cette guerre entre dans une phase délicate et hautement dangereuse pour la paix en Europe.
Les tirs de missiles sol/sol américains ATACMS et de missiles de croisière Storm Shadow britanniques sur le sol de la Russie changent indéniablement la nature du conflit en raison de la volonté affichée de frapper le territoire russe rendue possible après l’autorisation donnée d’utiliser ces armements de portée moyenne et dont la mise en œuvre nécessite l’implication et l’aide de ceux qui les fournissent. Tester les intentions du président russe, alors que l’armée ukrainienne est en sérieuse difficulté ou chercher ouvertement à le provoquer en n’hésitant pas à attiser les tensions pour le pousser à la faute comme en février 2022, la question est posée. Cela dit, la réponse de la Russie à ces frappes sur son territoire ne s’est pas fait attendre avec le tir d’un missile balistique mirvée (missile équipé d’une tête dotée de plusieurs ogives, chacune visant une cible différente).
Pouvant être armé d’une tête nucléaire mais équipé pour la circonstance de charges conventionnelles, le missile a frappé un complexe militaro-industriel important, l’usine d’Etat Pivdenmash (ou Yuzhmash) versée dans l’industrie militaire et spatiale. Le fait qu’un tel missile ait été tiré pour traiter une cible opérationnelle est inédit. Il s’agit, en effet, de la toute première utilisation en combat d’un armement conçu pour la dissuasion nucléaire depuis la Guerre froide. Cela constitue, à l’évidence, une réponse et un avertissement sérieux adressés à chacun des membres de l’OTAN.
La situation est périlleuse et l’aggravation des tensions – pour le dire clairement – entre d’une part, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, pourvoyeurs de ces armements (ATACMS, Storm Shadow et Scalp) et d’autre part la Russie, ne se produit pas à n’importe quel moment. En effet, la décision de frapper le territoire russe est appliquée dans la phase transitoire et délicate comprise entre l’élection présidentielle américaine et la prise de fonctions effective du nouveau président élu. Il faut rappeler que le président Joe Biden avait jusqu’ici refusé de donner à l’Ukraine l’autorisation d’utiliser ces armes. À deux mois du changement de présidence aux Etats-Unis et alors que l’armée ukrainienne est dans une situation très compliquée, les va-t-en-guerre sont donc prêts à déclencher l’irréparable. Leur décision est révélatrice de la fébrilité qui s’installe au sein des membres de l’Alliance atlantique à la perspective de voir bientôt les Etats-Unis dirigés par Donald Trump dont chacun connaît la position sur ce conflit et sur l’OTAN.
Devant une telle évolution de la situation qui devient alarmante et potentiellement dramatique quant à son issue, alimentée de plus par les médias sur la base d’un narratif arrêté le 24 février 2022, des questions se posent sur la réalité, sur les manœuvres de manipulation/désinformation et sur les sérieuses zones d’ombre entourant ces derniers événements.
Car qui est réellement à l’origine de la décision d’autoriser l’Ukraine à frapper la Russie avec ces armements, décision jusqu’à récemment refusée par le président américain, Joe Biden ? Comment comprendre que ce dernier prenne une telle décision qui engage les Etats-Unis deux mois avant de quitter le pouvoir ? L’information sur cette décision a, en fait, été publiée dans le New York Times se référant à des propos émis par « des officiels ». Il n’est mentionné nulle part que cette décision a été prise par le président lui-même. Même le porte-parole du Département d’État, répondant aux questions des journalistes, n’a pas été en mesure d’apporter la moindre confirmation que le président avait pris cette décision. En réalité, ce dernier ne dirige plus rien depuis son éviction forcée de la campagne présidentielle, il y a six mois. En revanche, il est très vraisemblable que les néocons, des agences de renseignement comme la CIA ou des officines occultes, des agrégats composant ce qu’on nomme communément l’État profond, totalement hostiles à Donald Trump, soient à l’origine de l’article publié par le New York Times. C’est dans ce contexte que les faucons et le président ukrainien ont déclenché rapidement ces frappes sur le territoire de la Russie avant même que l’information du New York Times – qui méritait, en raison de sa teneur, d’être authentifiée – puisse être démentie, imposant ainsi le fait accompli. Il s’agit donc d’une nouvelle escalade funeste qui traduit l’affirmation d’une volonté jusqu’auboutiste devenue pathologique chez certains et qui pourrait conduire à une situation dorénavant incontrôlable. Alors, gesticulation militaire ou marche résolue vers le désastre ? Troisième guerre mondiale ou baroud d’honneur avant la mort du cygne ? Dans cette guerre entre les Etats-Unis et la Russie par proxy interposé, il faut que les dirigeants occidentaux et notamment les dirigeants français admettent des réalités implacables qu’il serait suicidaire d’ignorer.
Tout d’abord, si la Russie a bien agressé l’Ukraine le 24 février 2022, personne ne peut nier que tout a été fait pour que cela se produise. N’oublions pas l’extension de l’OTAN au plus près de la Russie, la révolution de Maïdan préparée dès 2004/2005 avec la première révolution de couleur et déclenchée en 2014 par les Etats-Unis (souvenons-nous Victoria Nuland, « fuck EU »), la guerre civile engagée par les nouveaux dirigeants ukrainiens avec le bombardement des populations russophones du Donbass (14000 morts), les accords de Minsk (la France et l’Allemagne garantes par leur signature ont failli à leur devoir), enfin les bombardements intensifs sur ce Donbass martyrisé pendant plusieurs jours, à partir du 16 février 2022 et qui devaient précéder une vaste opération de nettoyage « ethnique », stoppés par l’intervention de la Russie. C’est ainsi qu’un tiers environ de la totalité des réfugiés ukrainiens se sont exilés par choix en Russie depuis 2014 jusqu’à aujourd’hui. Quant à la perspective d’un arrêt des combats et surtout de l’engagement de négociations pour signer la paix, on peut penser que le président russe reste à ce jour le maître des horloges et qu’il est illusoire de croire que Donald Trump pourra, « en 24 heures », régler le problème. Cela devrait prendre plusieurs mois et la paix sera, de plus, signée vraisemblablement aux conditions de la Russie. On ne voit pas, en raison du lourd tribut payé par les Russes et du fait que le président ukrainien a refusé, sur injonction des anglo-saxons, de signer l’accord accepté quelques semaines après le début des opérations, comment l’Ukraine pourrait sortir de ce conflit sans perdre une partie de son territoire. C’est un gâchis impardonnable car cette guerre pouvait être évitée.
Ensuite, l’élection de Donald Trump, dans ce contexte d’une guerre localisée au départ mais qui pourrait prendre une ampleur mondiale, constitue un moment majeur susceptible de changer la donne. Les dirigeants occidentaux, en particulier les plus va-t-en-guerre et les plus russophobes sont conscients du changement qui s’annonce sur l’évolution du conflit en Ukraine et sur l’avenir de l’OTAN avec ce président. Ils savent également que leur fenêtre d’action se réduit à mesure qu’on approche de l’investiture du président américain, en janvier prochain, et n’hésitent pas à attiser les tensions et chercheront probablement à intensifier les provocations. Les frappes récentes sur le territoire russe sont une illustration de l’escalade engagée. Cela dit, l’emploi de ces armements ne changera rien à l’évolution de la situation sur le terrain qui est défavorable à l’Ukraine. Ils savent, de plus, que le futur président américain vient de s’entretenir avec le Secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, pour discuter de l’Ukraine. L’entrevue semble avoir tourné court, d’autant plus que Richard Grenell, opposant farouche à l’admission de l’Ukraine à l’OTAN, aurait été nommé au poste de négociateur. C’est donc une course contre la montre qui est engagée par les bellicistes de tout bord, contrariés par le résultat de l’élection présidentielle, qui veulent prolonger la guerre dans l’objectif, depuis le début, d’affaiblir à tout prix la Russie. Ils semblent donc prêts à tout pour empêcher Donald Trump de prendre ses fonctions, y compris une guerre généralisée. Cela pose d’ailleurs clairement le problème de la sécurité du futur président américain qui a déjà échappé récemment à deux tentatives d’assassinat.
Du côté de la Russie, la réponse aux frappes otaniennes sur son territoire a été immédiate avec des moyens inédits que personne n’envisageait puisqu’il s’agit d’un nouveau missile balistique, équipé de charges conventionnelles inconnues, qui a frappé un site opérationnel important. Les frappes otaniennes ont bien été considérées comme un casus belli par Vladimir Poutine et sa réponse constitue un avertissement très sérieux. D’autant plus que cet épisode permet de dévoiler aux Etats-Unis et à l’OTAN que la Russie dispose, avec cette nouvelle arme chirurgicale et imparable pouvant éviter les dégâts collatéraux (infrastructures environnantes et populations civiles), d’un échelon supplémentaire dans ses éventuelles réponses de représailles, tout en reculant le seuil de l’emploi du nucléaire. Le cours de la guerre pourrait en être totalement changé. Tous les pays de l’OTAN sont prévenus sur les conséquences de leur éventuelle cobelligérance. Il serait parfaitement irresponsable de vouloir à nouveau tester la volonté russe de défendre son sanctuaire.
Quant à la France, dans une situation politique inextricable après la dissolution ratée, les déclarations du président de la République et du ministre des Affaires étrangères, approuvant la décision américaine de frapper le territoire russe et évoquant la possibilité d’envoi de troupes françaises en Ukraine, semblent participer d’une démarche de communication désespérée pour occulter l’échec d’un pouvoir aujourd’hui aux abois. Nos dirigeants sont-ils conscients ou inconscients de ce que signifie le statut de cobelligérant dans cette fuite en avant ou tentent-ils à nouveau, comme pour le covid, de gérer le pays par la peur ? En tout cas, en agissant ainsi, ils promeuvent la France au rang de cible privilégiée pour la Russie. Ce n’est pas ainsi qu’on protège les Français et les intérêts supérieurs du pays. Cela dit, le président de la République ne pourra pas décider seul d’un éventuel envoi de troupes en Ukraine. Il ne s’agit pas ici d’une opération extérieure comme celles que nous avons menées en Afrique mais d’une guerre de haute intensité à laquelle nous ne sommes pas préparés et dont nous n’avons pas les moyens. En outre, avec une situation intérieure agitée, la perspective d’un possible renversement du gouvernement entraînerait une nouvelle phase d’immobilisme politique pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois et pourrait même conduire, devant le blocage des institutions, à la démission forcée du président. Par ailleurs, dans ces moments graves la parole martiale n’est pas de mise car, si par la suite elle n’est pas tenue, elle n’est plus crédible. Et nos dirigeants savent pertinemment que la prise de fonction du nouveau président américain, le 20 janvier prochain, marquera le début d’un changement dans le soutien des Etats-Unis à l’Ukraine. Nos partenaires européens, quant à eux, sont hostiles aux frappes sur le territoire russe et sur le déploiement de troupes. Alors nos dirigeants sont-ils prêts à isoler la France en première ligne dans une guerre qui n’est pas la nôtre ?
Il serait donc temps, avec un million de morts et de blessés, de cesser de jouer avec le feu et d’arrêter le massacre avec une guerre qui aurait pu et qui aurait dû être évitée. Persister à soutenir cette folie meurtrière ne serait pas digne d’une France dont la vocation doit rester celle d’une puissance d’équilibre et de paix. Notre pays avait pourtant l’opportunité de marquer l’Histoire au premier semestre 2022 (présidence de l’UE), en réalisant cette vocation par l’organisation d’une conférence internationale pour la paix, plutôt que de suivre aveuglément une Alliance éloignée de nos propres intérêts. La France en serait sortie grandie. Il est urgent à présent que la raison reprenne enfin ses droits.
Général (2s) Antoine MARTINEZ
27 novembre 2024
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